de martine roffinella
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Revue Europe, mai 2020. Note de lecture par Sylvie-E. Saliceti
Ce n’est pas un moindre mérite du présent récit que de se placer au carrefour exact du destin personnel — « le goût de l’intime. C’est ce qui compte, avec la musique de David Bowie » — puis de l’histoire majuscule, partagée collectivement. Un relief au trait double apparaît là, qui aussitôt soutient une projection symbolique et romanesque par laquelle un être — en l’occurrence Bowie — à lui seul résume tout un monde. « Rien ne changeait parmi les hommes. D’ici quelques années, Bowie désignerait d’un mot bref, païen, philistin, heathen en anglais, le siècle en voie de s’achever ». Et cette adéquation entre l’artiste et son temps, dans les faits s’avère si pertinente qu’il suffit de nous rappeler comment, dans un état de sidération général, l’on assista à l’hommage rendu aux victimes du 11 septembre 2001, cérémonie au cours de laquelle Bowie fut choisi pour chanter America.
Pour autant, le chanteur échappe à une simplification qui s’en tiendrait là. Sa subtilité, par une obstination têtue, rompt les monolithismes au point où sa personnalité plurielle — une coexistence de masques en vérité — semble porter justement cette expression artistique si parfaitement en phase avec son époque.
L’un des défis majeurs de ce temps n’est-il pas de rassembler l’épars — la force de vie contre les pulsions de mort ? Restituer l’unité par-delà le singulier ? « Bowie disait que la musique est soumise à sa propre critique. Elle est un clown, un Pierrot servant de médium entre l’artiste et son public. » Ne s’agit-il pas en somme de replacer les vertus de l’art au centre ? « La force de l’art et de sa beauté (…) assez comparable à un air non pollué — aux gradations de la lumière dès le point du jour. Et Bowie fut un artiste à part entière, un demi-siècle durant. »
L’enjeu serait-il celui-là : cheminer ? Préférer le sens et l’intériorité, en suivant quelque chemin de traverse à l’écart des modes d’expression contemporains volontiers ob-scènes — étymologiquement ob/au-devant, scena / de la scène ? Et si l’art offrait ce chemin-ci — celui du masque que porte le message ? La musique est Pierrot, et moi, disait Bowie, je suis le message en tant qu’acteur. De sorte que des termes antagonistes se relient à l’amble de l’art : l’identité et la liberté. La similarité et l’ipséité. L’intime et l’universel. Toutes choses pensées ensemble, à l’instar de la vision à laquelle Bowie invite dans l’entretien donné au journal Le Monde après les attentats de 2001, ainsi rapporté : « non qu’il cherche à prendre en compte le point de vue de l’agresseur, mais il insiste beaucoup sur ce que nous sommes aux yeux des tueurs, il emploie le mot de philistin puisque c’est le titre du disque. L’humanité conquérante avec les prouesses technologiques dont il a profité tout le premier lui paraît vouée à l’échec. Philistin, dit-il, c’est quelqu’un qui n’adhère ni au judaïsme, ni au christianisme ni à l’islam. C’est vous et moi, le premier venu dans un monde consumériste, avide de besoins matériels. Puis, brochant sur le tout, il jette l’anathème sur le flux tendu d’informations, l’instantanéité, la raréfaction du temps nécessaire à l’éclosion d’une pensée. Et quand même une forme d’arrogance (…) », et de citer Bowie avec ses mots précis : « cette philosophie entièrement tournée vers soi (…) va nous détruire. Il faut s’aider les uns les autres ».
Le récit de Luc Lagarde regorge de ces éléments biographiques éclairants, dont la récurrence en soi s’avère signifiante : retraites, voyages, lectures, enseignements suivis — autant de pratiques qui convergent vers une spiritualité profonde, qui fut révélée à Bowie dès son jeune âge, et auquel il demeurera fidèle au point de désirer voir ses cendres répandues à Bali, « conformément aux traditions bouddhistes de l'île ».
Bouddhisme : moins une religion qu’une philosophie.
Au-delà de l’écueil propre à déformer l’histoire officielle — écrite par les vainqueurs — le constat cette fois recueille l’unanimité : notre fin de millénaire est crépusculaire. Or à cet égard, la pratique antique d’une philosophie se dévoile telle une quête d’espérance. Que de belles pages écrites par L. Lagarde, rapprochant Nietzsche et Bowie — entre pensée philosophique et considérations esthétiques, en historien de l’art rock, l’auteur nous entraîne par les méandres de notre histoire collective du XXe siècle, puis dans ceux singuliers de Bowie ; destin d’une étoile filante jusqu’au chant du cygne : « c’est ainsi que tout s’achève avec Blackstar, quand tout commençait pour moi avec Hunky Dory. Deux purs chefs-d’oeuvre de la musique occidentale. D’un côté la montée de sève, griserie, paliers d’arômes, un sacre du printemps sollicitant les sens et donnant la pleine mesure d’un art qui est son acmé. De l’autre, les tons de l’émail et de l’ivoire qui procèdent, on le devine, d’une germination plus tardive : on sent bien que le corps tressaille et qu’il y a de l’âme, l’auditeur est toujours ébloui, mais il est surtout désarmé.»
Une icône à elle seule ainsi résume le monde, et ceci advient en présence d’un être doué d’une puissance intérieure et symbolique telle qu’elle vient à unifier les éclats par milliers : éclats d’infinies réalités, en lui et autour de lui. Autant de facettes. Autant de visages. De sorte que dans l’ouvrage de Lagarde, la complexité ne se donne pas moins à voir objectivement dans la trace biographique.
article de Sylvie E.Salicetti, lire l'article sur sylviesaliceti.com/bowie-et-ses-personnages-nature-boy
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