Syrac, de l’inconvénient d’être né
Il fallait bien s’y attendre. Il y aurait forcément un moment au cours duquel le trop plein d’émotions ne saurait plus s’adosser à la grande théorie, insensible et disgracieuse. C’est dans la montagne de détails que se niche désormais l’ébauche du monde – un monde insaisissable qui ne peut se peindre qu’à la manière d’un impressionniste. C’est dans le cœur de l’homme qu’il faut venir chercher la vérité qui ne résonne plus dans les logorrhées des nano-milieux dépositaires de l’intelligence légitime. Dans le cœur de l’homme et plus particulièrement celui-ci : l’enfant de la soi-disant réconciliation des Europe, qui avait dix ans lors du Onze-Septembre, pour lequel l’acmé consiste en une épidémie aux airs de simulacre. L’homme débarrassé du fardeau de l’Histoire et de son cortège de guerres, de pillages, de famines, de maladies, l’homme qui rencontre l’inaction, l’oisiveté, la dépression, le grotesque, l’anormal comme un indigène des antipodes croisait la route du navigateur au XVIe siècle. L’homme pour qui la vie est un spectre et l’existence un fardeau. Il fallait bien que ce dernier prenne la parole pour exprimer non pas l’angoisse de voir le monde changer mais celle que l’on ressent face à la stagnation, face à l’agonisant qui refuse encore et toujours de partir. Non pas ce monde vu par un boomer mais par celui né dedans, façonné par lui et, malgré cela, dégoûté par lui. Pas de réconciliation possible – plus de conciliation. Il ne fallait pas le sempiternel « c’était mieux avant » mais le courageux « ça ne pourrait être pire ». Il fallait ce livre, sorte d’essai sous forme de journal, cette chronique des petits riens dont les historiens raffolent des siècles après.Julien Syrac a étudié à Paris et à Lyon ; il a passé son enfance à Compiègne, dans une ville que ses parents, parisiens, avaient désignée pour sa proximité avec la capitale. Ils ont choisi le lieu où faire leur vie comme on choisirait un dortoir, un emplacement de camping. Ces derniers s’étaient installés dans un appartement à cinq minutes à pied de la gare, sur l’avenue du Chemin de fer. Syrac est un compiégnois par défaut, attaché malgré tout à cette ville picarde qui n’est pas tant picarde que francilienne par le rail. Il a besoin de se sentir compiégnois comme les automobilistes des zones grises revendiquent le droit d’afficher leur numéro de département sur leur plaque d’immatriculation. Il a vécu à Istanbul et Stockholm ; il passe désormais une partie non négligeable de l’année à Berlin – ce squat respectable dont les Européens de l’Ouest raffolent pour son côté destroy respectable et ses loyers accessibles.Il est l’homme à même de raconter de l’intérieur l’enfer du mode de vie coule et branchouille, le vertige face au néant auquel les bipèdes de sa génération sont confrontés quotidiennement : pour occuper une place dans la ruche de l’humiliation systémique, pour s’assurer un minimum de vie physiologique, pour tenir un discours encore un tant soit peu intelligent et intelligible. Rien n’est tragique mais rien n’est sérieux. Il peut, sans caricature, nous faire part de l’impossibilité de l’enracinement et du déracinement – on ne s’arrache jamais tout à fait du terreau mondialisé. Sa génération, justement, est bien plus importante que l’image qu’elle se fait d’elle-même : les enfants nés entre 1980 et 1995 sont les derniers à avoir vécu toute leur enfance et une majeure partie de leur jeunesse sans internet, sans réseaux sociaux, sans attention prise à partie par des entreprises privées mastodontes ; comble de l’horreur : à leur naissance, seuls trois vaccins leur étaient administrés et ils ne lavaient leurs mains que pour passer à table ; ils se rendaient à l’école même avec la crève. La génération de Syrac (la mienne) est celle qui a encore eu des professeurs en fin de carrière nés dans les années quarante. Nous sommes les derniers à avoir reçu des baffes sans que les parents ne paniquent ou s’en excusent, les derniers à avoir pu discuter autour d’une table avec des gens qui avaient connu la paysannerie et la guerre, les derniers à avoir pu nous rendre à l’école à pied, seuls, sans qu’un signalement soit fait aussitôt à l’assistante sociale. Nous sommes les derniers des derniers et il est impossible de ne pas y penser en voyant le soin, émouvant et honorable, de Syrac à rendre une belle copie – comme un premier de la classe qui aurait pris de la hauteur sur les notes de son professeur tout en cherchant à lui plaire quand même un peu. Les réflexions sur la littérature croisent celles sur l’envie de Dieu, le besoin de grandeur, la verticalité, les applications de rencontre – Rousseau croise Grinder (c’est laid et beau comme une actrice porno).Il serait difficile de résumer le livre. Il a des allures de grimoire, un air de testament de jeunesse. Il propose de rire de l’ignoble ; il vient piquer l’esprit ; il donne envie de lire. Le sens aigu de l’observation, la férocité du regard, la précision de l’entomologiste portent Syrac vers une place enviable : celle de l’auteur de l’œuvre-monstre condamnée à la durée.
Marion Messina, in Antipresse, n° 327, 06/03/2022
Lire l'article : https://comptoir.org
Pour lire l'article en ligne, cliquez
Lecture - Les modernes face à la crise sanitaire
Dans un ovni de plusieurs centaines de pages, le jeune écrivain Julien Syrac remonte aux origines de la modernité afin de comprendre le fondement de notre comportement devant la pandémie. Lire l'article...
par Eric Eliès
Ce premier essai de Julien Syrac (pseudonyme d’un jeune écrivain d’une trentaine d’années, romancier, poète et traducteur), qui ambitionne ni plus ni moins que dresser le portrait de notre société contemporaine et de notre « déshumanité » dont la crise du covid (ridicule à tant d’égards mais aussi cruellement révélatrice) a dévoilé le nihilisme abyssal, est né d’une colère, chargée de dégoût, qui flamboie à travers l’analyse érudite et savante. Le résultat de cette colère, inspirante et prolifique, est un essai de 840 pages, à la composition singulière en deux parties d’égale longueur mais nettement distinctes, l’une s’interrogeant sur la Modernité occidentale, sur ses croyances, ses paradoxes et ses égarements, et dénouant la complexité de ses racines profondes (en remontant à l’opposition entre la lucidité réaliste de Pascal et la ferveur romantique de Rousseau), et l’autre d’une densité presque charnelle, riche d’anecdotes personnelles et d'instants vécus, et descriptive du parcours de l’auteur en l’an 2020, depuis un voyage en janvier à travers la Bosnie, où la terre et les hommes portent encore les stigmates de la dernière grande guerre européenne, jusqu’aux fêtes de fin d’année à Compiègne, en famille et en masque.
Même si l’essai est très rigoureusement construit et résulte à l’évidence d’un long travail de maturation intellectuelle, l’écriture, souvent véhémente et teintée d’ironie caustique, n’est pas celle de la thèse argumentée. Porté par une évidente volonté de dire au monde contemporain ses « quatre vérités », quitte à parfois lui cracher à la gueule, Julien Syrac se dévoile sans fausse pudeur, avec une sincérité presque indécente qui m’a fait songer à « L’âge d’homme », que Michel Leiris écrivit quand il entra dans la trentaine. L’écriture est engagée et alerte, fougueuse avec des accents d’oralité pleine d’une ironie féroce qui n’a pas peur d’invectiver des icônes idolâtrées (Deleuze, Bourdieu, Foucault, etc.) que l'auteur cherche visiblement à faire tomber de leur piédestal idéologique, mais cette vivacité, qui réserve quelques épisodes franchement désopilants (comme, vers la fin du livre, la galerie des maires italiens haranguant de manière très démonstrative leurs concitoyens en webcam pendant la première vague du Covid et abreuvant d’insultes ceux qui ne respectent pas la distanciation !) n’altère pas la profondeur de la réflexion. Au contraire, elle procure un grand plaisir de lecture, presque jubilatoire par moments, mais il sera malheureusement aisé, sur ces 840 pages, aux lecteurs souhaitant faire tort à l’ouvrage, de trouver des phrases ou des citations qui, sorties de leur contexte, suffiront à catégoriser leur auteur comme un « affreux réac » pour clore le débat que ce livre tente d’ouvrir en dressant le tableau critique des grandes idées de la Modernité, pour en montrer, sur les cinq derniers siècles, les évolutions et les orientations qui ont abouti à la société contemporaine.Il n’est pas possible d’envisager de résumer en quelques lignes cet essai aussi volumineux qu’ambitieux, mais je vais tenter d’esquisser une synthèse des principales idées avancées par l’auteur, qui ne prétend d’ailleurs pas délivrer un message politique ou philosophique mais juste dresser un constat réaliste de la société moderne, à la lumière de la crise du Covid.
Pour lire la suite, voir :http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/61118
Déshumanité, avant Réhumanité ? – J’émerge de la lecture de Déshumanité. Je dis bien : j’émerge. 840 pages. Le Canoë a décidé d’affronter les rapides ! ai-je pensé en découvrant ce pavé. Périlleux d’éditer ça. Mais Colette Lambrichs n’est jamais en reste pour la prise de risque.
Julien Syrac a écrit son livre, sous-titré Approche historique de l’an de disgrâce 2020, comme en apnée. On se dit qu’il n’a dû rien faire d’autre dans l’année écoulée car une telle somme en si peu de temps relève du tour de force.
C’est le road-movie d’un jeune homme très doué qui arpente le monde contemporain, en dénonce la bouffonnerie, la bouillie progressiste. Il commence par évoquer les journaux de confinement des dames qui avaient sur la place publique, tel un garde-champêtre, claironné leur projet. On devine qu’il s’est dit : c’est pauvre, tout ça, je vais faire mieux ! Et le voilà qui démarre à fond de train. Sans avoir lu les dames, je veux bien croire que notre damoiseau de trente ans fait mieux.
J’ai ouvert le livre d’abord inquiétée par l’épaisseur, 6 cm, puis entraînée par une écriture sans aspérités et les réflexions discontinues qui s’enchaînent avec aisance.
Julien Syrac a du souffle. Il a tiré la langue, mais rien de laborieux dans ses pages. Il attrape au vol – ou dans sa nasse – tout ce qui passe dans son champ de tir, en fait un pot-pourri.
Déshumanité n’est pas un journal, c’est un essai, une sorte de mortier dans lequel l’auteur, avec grand sérieux (il avoue n’être pas un pamphlétaire) manie son pilon, malaxe événements, thèmes, anecdotes – espérant en extraire un remède ?
C’est aussi le roman noir d’une époque ramassée alla fresca dans un flux, un entrelacs d’arabesques (le mot entrelacement revient, souvent sous la plume de l’auteur). Espace fragmentaire, fluctuant. Livre océanique.
Ça dépote !
Pris dans le maelström d’une sorte de Dictionnaire des idées reçues (ou consensuelles), l’auteur donc entremêle, tisse. Tout y passe. Goûts et dégoûts divers. Sociologie, mythologies, politique ; la Nation, qui transfigurait l’État et qui est déréalisée ; le rejet de l’Histoire après la passion pour l’Histoire ; le libéralisme, Bretton Woods (on s’étonne qu’un homme de cet âge l’ait si bien étudié), le « capital humain » ; les illusions des valeurs républicaines ; Compiègne, ville de l’auteur, emblématique pour lui de la société actuelle, autrement dit, de l’intégration et désintégration d’une manière de vivre qui nous fut chère ; la pax romana, la pax atomica ; la révolution sexuelle, le transgenre, le néo-féminisme ; la nostalgie de la révolution tout court, etc. Le covid (annus covidus) occupe la deuxième moitié de l’ouvrage.
L’essai se présente sous forme d’une multitude de petits chapitres combinés dans un puzzle.
Accumulant les citations, peut-être en guise d’étai, Julien Syrac se réfère aux auteurs à l’intersection desquels il pense se trouver : Pascal pour le pessimisme mâtiné de foi, Saint-Simon pour la fresque du mémorialiste et l’ « âme équatoriale, dilatée dans sa luxuriance, ravagée dans ses débordements » (disait Guyotat), Rousseau pour le romantisme plein de fraîcheur, Camus pour L’Étranger ce frère, Muray pour l’acuité du regard, l’ami Houellebecq pour la soumission reposante, Le Dantec pour l’insurrection permanente, Bourdieu si aveugle dans ses analyses, Denis de Rougemont lucide, Debord, on s’en doute, Balzac pour la force des valeurs patrimoniales et la nécessaire initiation, Philippe Roth pour ce même « royaume des pères », nécessaire repaire et repère, j’en passe. Parmi les pères, il y a Dieu, bien sûr. Or « comment croire en Dieu quand il y a des parkings ? » (J’ai envie de répondre qu’on a cru en Dieu en des périodes où il y avait pire que des parkings. Mais bon.)
Livre comme une voiture-balai (à trente ans !) qui ramasse les poussières d’une époque. Livre d’un auteur qui nous en jette plein les mirettes et qui, tout en récapitulant, semble nous lancer : je suis jeune et n’ai pas dit mon dernier mot. Pessimisme et optimisme.
Aurait-il pu faire plus court ? Il y a dans ce texte de cérébral un effet masse qui fait poids. Ces 840 pages truffées de références sont lourdes du poids de l’intellect ; il y manque peut-être l’affect qui émeut, allège, déporte, emporte, enchante ; il y manque les entrailles, le vécu (et pour cause).
Au cours de ma lecture, le titre d’un ouvrage sur la guerre d’Indochine m’est revenu en mémoire : Par le sang versé. Julien Syrac tient du rhéteur qui n’a pas encore versé son sang ; il verse de la matière grise, il verse du savoir – avec talent, dans un livre qui tient de la prouesse. La matière humaine viendra, avec le vécu ; l’humour salubre aussi. (Houellebecq, l’ami revendiqué, ne quitte, lui, pas des yeux le vécu, même pour s’en distancier ironiquement, mais c’est qu’il a plus d’expérience).
Se voulant réaliste, quoique pensant en néo-romantique un monde déréalisé, voici un mémorialiste et un moraliste d’un nouveau genre, habité par le besoin du Bien. Qui sait si la relève n’est assurée avec des jeunes gens de cette étoffe, portés par un « impressionnisme émotionnel », un souci d’ascension (si je puis dire) et qui, de ce fait, pourraient servir la cause d’une humanité qui pleure sur la déshumanisation et languit après des repères ?
Déshumanité m’apparaît ainsi comme l’essai composite, étonnant, d’un jeune homme très cultivé qui voyage dans l’époque en voyageant autour de sa chambre, y parle d’abord à ses pairs, les gens instruits. Le fort en thème aura un jour des chagrins d’amour, des soucis de tous ordres ; il mettra les mains dans le cambouis de la vie réelle, pas seulement dans les livres. Qui vivra verra.
Et qui sait s’il n’écrira alors Réhumanité ?
Julien Syrac. Déshumanité, Approche historique de l’an de disgrâce 2020, Ed. du Canoë, 2021, 840 pages, 28 euros.
Nous prenons connaissance de tous les manuscrits, soit imprimés, soit en version numérique. Nous vous invitons toutefois à privilégier dans un premier temps la version numérique, dont nous vous réclamerons un exemplaire papier si nous sommes intéressés. Nous vous répondrons endéans les trois mois mais nous ne renvoyons pas les manuscrits et ne motivons pas nos refus.
Dans toutes les librairies qui voudront bien les commander.
Consulter le site Place des Libraires
Éditions du Canoë
9 place Gustave Sudre 33710 Bourg-sur-Gironde
editionsducanoe@gmail.com Tel. 06 60 40 19 16