Il y a dans le mode d’écriture de Nathalie Georges-Lambrichs quelque chose qui transperce l’effet de fascination que cette écriture produit. Ses haïkus nous confrontent à une expérience de franchissement de la barrière du sens. Ce franchissement a lieu chaque fois qu’un espace ou une coupure, qu’une image ou un son fait résonner autre chose que le sens et exhale ce que Ginette Michaux appelle joliment dans sa postface un « souffle de vide ». La proximité affine entre ses haikus et les tempéras de Claude-Luca Georges accentue cette impression de franchissement. Tout dans la construction de ce livre d’artiste est fait pour suggérer une œuvre qui comporte en son sein quelque chose « de non-nommé, de non-nommable »1.
La visée que se donne Claude-Luca Georges rejoint sur ce point ce qui se joue dans ces haïkus. « Je cherche, dit-il, à susciter une première vision dépourvue de sens, quasiment abstraite, avant l’émergence d’éléments significatifs »2. Ce qui fait tenir cette poésie, c’est autre chose que la logique qui articule les signifiants entre eux, c’est autre chose aussi que la bonne forme que l’imaginaire ancre dans le corps. Nathalie Georges-Lambrichs ne décrit pas un vol de grues. Elle l’écrit. Elle fait passer dans l’écriture du poème l’ébranlement que produit ce vol de grues. Elle rend présent dans ses haïkus l’indécidable qu’il y a au cœur de chaque instant.
Pierre Malengreau
20/10/2021
1 Francis Ponge, « My creative method », Œuvres complètes I, Paris, NRF, La Pléiade, 1999, p. 532.
2 Claude-Luca Georges, « Entretien avec Agnès Vigué-Camus et Monique Varieras », https://www.claude-luca-georges.fr
(Éditions du Canoë, Paris, 2021)
Ginette Michaux1
Lacan a cherché auprès des linguistes, philosophes, écrivains, logiciens, mathématiciens, les matériaux qui lui convenaient pour construire sa théorie et sa clinique psychanalytiques. À chaque fois, il a tordu, subverti leur pensée pour creuser un nouveau chemin. Il suffit de rappeler, par exemple, la façon dont il a forgé sa « linguisterie », ou comment il a tiré parti du flou de la définition qu’Aristote donne, dans ses syllogismes, de la proposition particulière, pour écrire ses formules de la sexuation. J’ai l’idée que notre collègue et amie Nathalie Georges-Lambrichs, qui manie l’ironie avec délices et finesse, goût conforté sans doute par son orientation lacanienne, a mis à l’ouvrage ces subtiles qualités en écrivant les magnifiques haïkus de Tomber des nues, dont les vibrations « motérielles » dans le corps des lecteurs (pour reprendre le néologisme lacanien) se rendent visibles dans les superbes tempéras de Claude-Luca Georges.
Tradition et appropriation
Dans ses recueils précédents – Sonnets dispars en1993 et Quatorze poèmes en 1983 –, Nathalie Georges renouvelle des formes anciennes, telles le sonnet ou le maniement de l’octosyllabe et de l’alexandrin. Dans Tomber des nues, elle expérimente une des formes traditionnelles du haïku, composée de trois vers comptant respectivement cinq, sept et cinq pieds, forme plus exigeante encore par la réduction du sens qu’elle opère. C’est ce carcan précisément qui permet d’attribuer à ces poèmes le nom de haïku. Car plus généralement, par son maniement de l’écriture, son ouvrage me semble s’inscrire dans les choix de la forme brève, présente aussi bien dans les traditions chinoise qu’occidentale. J’ai voulu montrer entre autres, dans ma postface à Tomber des nues, que ces références, loin d’être une mode, étaient marquées par un choix éthique : l’écrivaine, me semble-t-il, a été frappée par la manière dont la poésie brève obscurcit ou assèche le sens. Extrêmement condensée, cette poésie décourage l’interprétation et cerne les bords d’un indicible.
Plutôt que de faire bouillonner le sens, le poème bref agence un espace. En Chine, cet espace, comme l’a montré Pierre Ryckmans, alias Simon Leys2, est loin d’être simplement fonction de la calligraphie. Plus profondément, il trouve sa source dans la structure même de la langue chinoise. Mais ce maniement-là, Nathalie Georges ne l’imitera en rien ni n’essayera de le transposer dans la langue française. C’est par l’invention singulière de sa langue poétique qu’elle s’approprie les exigences de la forme brève. Respiration vibrante de l’espace blanc de la page entre les haïkus du haut et ceux du bas : on y saisit la valeur active du vide. Ou encore coupures calculées du vers qui suggèrent un impossible à dire. Reprises et « libres » reprises font de chaque poème la scintillation d’un autre, sans en être le double. (« Libres » reprises signifie, à mon sens, que l’auteur abandonne, dans cette dernière section de son recueil, la forme des trois vers de cinq, sept et cinq syllabes et qu’elle dispose différemment de l’espace de la page, scandée, de façon aérée aussi, par trois poèmes.)
D’un poème à l’autre, et même d’un vers à l’autre, aucune progression dans le temps, mais synchronie des perceptions. Ce n’est pas le déroulement d’une séquence logique, mais l’enroulement d’images contrastées, indépendantes et simultanées. Entre elles, aucun rapport d’antériorité ou de postérité.
On rejoint ici, dans une langue nouvelle qui ne ressemble en rien aux textes brefs chinois, la conception chinoise de la nature, qui est elle-même signe, image, écriture, fondamentalement indéchiffrable en partie. La nature comme écriture, et non seulement comme formes, comme représentation, met en question l’empire des discours humains et impacte les corps.
Mais il y a plus…
Subversion et singularité
Interrompant mes petites élaborations concernant l’appropriation par notre auteur des conceptions de la forme brève, en particulier orientale, mon œil fut soudain attiré par les épigraphes qu’elle a choisies pour son recueil, puisqu’elles indiquent habituellement de quel bois se chauffe l’écrivaine. Surprise ! Nul haïku de Buson, Basho ou Kobayashi ne semble y montrer la voie. Pas le moindre poète chinois ou japonais du présent ou du passé en épigraphe (ils seraient en traduction, j’imagine, si elle les avait cités), mais Mallarmé, Jean-Claude Milner, lequel se réfère aussi à Mallarmé, et l’ironique « Donc… Un effort de poésie » de Jacques-Alain Miller, les trois citations relayées par la note lapidaire de Nathalie Georges qui clôt le recueil : « 2018-2019 - Contribution à l’hontologie en Europe », hontologie avec h, selon le néologisme de Lacan.
Mallarmé, donc, Jacques-Alain Miller et Lacan. Mallarmé, sans être particulièrement un adepte de la forme brève, n’enfermait-il pas, lui aussi, dans le beau cadre du sonnet par exemple, avec ses rimes riches et alternées, ses deux quatrains et ses deux tercets, le déferlement de sa « lalangue » sonore ? Ne se plaisait-il pas à obscurcir la langue par l’emploi de mots rares, anciens, de tournures syntaxiques inhabituelles ? Dans Tomber des nues comme chez Mallarmé, toutes ces assonances, résonances, homophonies et équivoques ne peuvent d’ailleurs mener leur jeu que dans la langue française. Et cette citation inaugurale de Mallarmé, choisie par notre écrivain, « il n’est pas de présent, non – un présent n’existe pas… faute (…) de tout », cette citation ne se présente-t-elle pas comme l’envers de la saisie fugitive, intuitive du moment et l’union contemplative et extatique avec l’objet recherchées dans les traditions poétiques et philosophiques asiatiques, où le sujet est conduit au-delà du mot, au-delà du signifiant ?
Or chez Nathalie, c’est le signifiant qui résonne, même s’il ouvre une brèche sur l’infini.
« Naître poème » : Les mots de Nathalie Georges percutent le corps du lecteur comme les grues l’ont touchée intimement de leur bec, de leurs griffes, de leur cri, de leurs sanglots, de leurs dessins dans le ciel, de leur vol zigzaguant. Ces haïkus vous tombent dessus et vous font « tomber des nues », tout comme le passage de ces vols intimes et venus d’ailleurs a criblé l’auteur, abritée illusoirement par le bord de son parapluie… Nathalie Georges n’a pas attendu le haïku pour écrire cette expérience singulière. Écoutez les premiers quatrains de ce sonnet en alexandrins qui ouvre son recueil précédent, Sonnets dispars :
L’archer fait de tout bois vingt flèches en un instant
Et criblant les hauts fonds que borde la mémoire
Cible les marges et enlumine le déchant
Où se prend en gésine et sombre notre histoire
Dans la sève d’oubli. Son ombre de velours
Chasse devant sa nuit le pas de nos amours
Retourne la doublure de nos étreintes aux nues
Effaçant des allées les simples revenues
« La fonction poétique révèle que le langage n’est pas information, mais résonance, et met en valeur la matière qui lie le son et le sens. Elle dévoile ce que Lacan a nommé le motérialisme, qui en son centre enserre un vide», écrit Éric Laurent dans sa conférence intitulée « L’interprétation événement ».3 Le nouveau statut lacanien du symbolique et de l’imaginaire, qui prend la figure de la lalangue trouant l’Un-corps, dessine un « littoral entre savoir et jouissance », comme l’écrivait déjà Lacan dans « Lituraterre4 ». Dans cette perspective, une certaine littérature rencontre la psychanalyse par la mise au travail de la lettre qui cerne au plus près, non pas le réel, ce qui est impossible, mais la façon dont un corps en est affecté, puisque la frappe sur le corps sensible est liée à la lalangue. À la place du non-rapport sexuel et langagier, de l’absence de dernier mot, scintille la constellation hors sens de la lettre, s’éprouve le choc, la rencontre du signifiant tout seul sur le corps. « Tous nous inventons un truc pour combler le trou dans le réel. Là où il n’y a pas de rapport sexuel, ça fait “ troumatisme ”. On invente (…)», dit Lacan dans Les Non-dupes errent5 .
C’est dans la langue singulière de chacun, comme le soulignait Agnès-Vigué-Camus dans son Argument d’orientation pour la présente Table ronde, que peuvent s’extraire, dans une psychanalyse, ces signifiants tout seuls qui ont percuté, troué et en même temps donné corps à l’« Un-corps », lequel ne se réduit pas au corps spéculaire.
C’est sur ces bords que Lacan en appelle à une poésie qui « imaginarise » le réel. Mais cette poésie n’est plus synonyme des embrouilles et du feuilletage du sens : elle touche au réel, puisque, par l’intermédiaire de la lalangue, elle vise les percussions, jouissantes, traumatiques, du réel sur le corps parlant. Elle fait sonner à la fois le trou et le sens, et opère un rapport direct du signifiant au corps.
Tomber des nues écrit une incarnation, un « événement de corps ».
1 Psychanalyste membre de l’École de la cause freudienne. Professeur émérite de l’Université de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique).
2 Simon Leys, « Poésie et peinture. Aspects de l’esthétique chinoise classique », in La Chine, la mer, la littérature. Essais choisis, Espace Nord, 2018, n° 364.
3 Éric Laurent, « L’interprétation événement », La cause du désir, n° 100, p. 67.
4 Jacques Lacan, « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 16 : « entre savoir et jouissance, il y a littoral ».
5 Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les Non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.
Tomber des nues Nathalie Georges-Lambrichs, postface de Ginette Michaux, tempera de Claude Luca Georges, Editions du Canoë
Dans sa postface, Ginette Michaux rappelle avec raison que la forme poétique très concise du haïku japonais a été depuis longtemps connue et appréciée en Occident et même souvent imitée. Ce qu'il faut néanmoins ajouter, c'est que cette poésie réduite à peu de mots concerne une culture qui utilise les idéogrammes, qui peuvent avoir plusieurs significations et établir les uns avec les autres de très riches relations de sens. Dans les langues occidentales, cette notion se perd complètement. Il n'y a que la concision qui subsiste.
Ce qu'a entrepris Nathalie Georges-Lambrichs tient de la gageure car il s'est agi pour elle d’importer une forme extrême-orientale dans la sphère de la langue française. Cela représente à mes yeux un exercice risqué et qui pouvait conduire au pastiche. Ce n'est pas le cas ici, fort heureusement. L'auteur s'est donné des règles drastiques qui lui ont permis de cerner sa pensée avec une concentration des plus rigoureuses.
Elle a très bien su associer au moins deux éléments différents qui sont liés par une cause unique. Elle évoque souvent les grues, plus que n'importe quel oiseau, ce qui donne une tonalité japonisante à ses écrits. Les images qu'elle a imaginées sont denses et se résument à peu de chose. Ce « peu de chose » est le tout qui attribue force et valeur suggestive à ses vers. Le titre déjà nous donne cette idée : il peut être interprété au moins de deux façons. Le tout est très prenant et associe les éléments naturels, le paysage et le monde animal. L'humanité, dans son cas, est spectatrice de ce qui se déroule dans le ciel ou sur terre. Elle n'est donc pas tout à fait absente. Elle est la mémoire de ces représentations souvent fugaces. Mais ce qui me frappe le plus dans ces poèmes, c'est leur caractère pictural, même si d'autres sens que la vue sont mis en jeu. Tomber des nues est un recueil qui ne peut que toucher la sensibilité du lecteur. Toutes ces strophes peuvent sembler éthérées. En fait, elle ne le sont pas : elles décrivent des visions bien matérielles qui deviennent presque irréelles. Il est à noter que les tempéras de Claude-Luca Georges sont à l'opposé de la poésie : la matière y est abondante et prégnante. Elles fournissent ce que le texte ne fait que suggérer sans jamais le dire.
Nous prenons connaissance de tous les manuscrits, soit imprimés, soit en version numérique. Nous vous invitons toutefois à privilégier dans un premier temps la version numérique, dont nous vous réclamerons un exemplaire papier si nous sommes intéressés. Nous vous répondrons endéans les trois mois mais nous ne renvoyons pas les manuscrits et ne motivons pas nos refus.
Dans toutes les librairies qui voudront bien les commander.
Consulter le site Place des Libraires
Éditions du Canoë
9 place Gustave Sudre 33710 Bourg-sur-Gironde
editionsducanoe@gmail.com Tel. 06 60 40 19 16